Un hôtel ou un restaurant ni « lifestyle », ni instagrammable, ni vu dans la « presse déco », a-t-il une chance d’afficher complet un jour ? Un établissement qui mise sur l’usage, avant de privilégier l’esthétisme, est-il promis à un bel avenir ? Peut-on parier sur le succès d’un design guidé par un budget serré ?... À l’heure où de plus en plus de groupes hôteliers sollicitent les grands noms de l’architecture et de l’architecture d’intérieur pour bâtir, concevoir, agencer, décorer, certains s’interrogent. Qui dit ce qui est laid ? Qui dicte ce qui est beau ? Et le client, le voyageur, le mangeur, le buveur, qu’en pense-t-il ? Que regarde-t-il, en premier lieu, lorsqu’il réserve une chambre d’hôtel ou une table au restaurant ? Quant au fabricant de mobilier, a-t-il son mot à dire, lui aussi ?
Les agences de communication en conviennent. Lorsqu’elles peuvent « accrocher » le nom d’un architecte ou d’un architecte d’intérieur de renom lors de l’ouverture ou de la rénovation d’un hôtel ou d’un restaurant, « le message est plus facile à faire passer auprès des journalistes et des influenceurs lifestyle ». Question d’images : celle de l’établissement, bien sûr, mais surtout celles que l’on va pouvoir poster, partager, « liker » sur les réseaux sociaux. « Il faut faire le buzz », confie une communicante. Un « buzz » qui va susciter la curiosité, le temps de la campagne de promotion. Mais peut-il aussi assurer la fidélisation d’une clientèle juste en se focalisant sur un lobby flambant neuf, une palette de couleurs, des matières précieuses ou une fresque XXL sur un mur ? « Le beau est un facteur différenciant », reconnaît Adrien Lanotte, analyste au sein du cabinet MKG Consulting. Il s’explique : « Sur une plateforme de réservation en ligne, la note moyenne accordée à un établissement reflète le personnel, l’équipement, la propreté, le confort, le rapport qualité-prix, la situation géographique ou autre connexion WiFi. Or, le design peut avoir un impact sur l’équipement, le confort, le rapport qualité-prix et ainsi faire varier cette note moyenne. » Chiffres à l’appui : « Selon nos statistiques de décembre 2024, une différence de 3 points – en plus ou en moins - peut générer des écarts de performance de plus ou moins 20% en termes de chiffre d’affaires. » Ce qui n’a rien d’anodin. D’où un intérêt certain à repenser un décor, une déco, prévoir des rénovations, « pour monter en gamme et générer de la création de valeur », souligne encore Adrien Lanotte.
« Une question d’harmonie et de cohérence visuelle »
« La beauté est un amplificateur, c’est également un bon outil de communication. Il n’en demeure pas moins qu’elle attire, mais ne fidélise pas », nuance Pierre-Alain Gousset, directeur du pôle Agencement de la société Malvaux, fabricant français de panneaux de bois techniques et décoratifs. Avis partagé par Marie Carcassonne. Diplômée de l’école hôtelière de Lausanne, elle a fondé l’agence Dynamo en 2006, afin de servir de « facilitateur » entre les différents acteurs d’un projet hôtelier. Pour elle, « la beauté est subjective, c’est une question d’harmonie et de cohérence visuelle. Sachant que l’on n’a pas toujours besoin qu’un lieu soit beau ou très sophistiqué pour être attractif ». La preuve : « L’hôtel Amour, à Paris, est fait de bric et de broc, il n’est pas à la pointe de la mode ni du design, c’est une sorte d’intemporel avec une déco chaleureuse et, malgré cela, cet établissement ne désemplit pas. Même scénario pour le café La Perle, dans le Marais, resté dans son jus, mais l’équipe, la musique, l’atmosphère font le lieu », poursuit-elle. La beauté ne garantirait donc pas le succès d’un établissement. Pierre-Alain Gousset en est convaincu. Ses arguments rejoignent ceux de Marie Carcassonne : « Ce ne sont pas forcément les hôtels et les restaurants les plus beaux qui attirent le plus. Le succès d’un lieu tient au fait que l’on s’y sente bien et qu’il existe une cohérence entre le prix, la promesse, l’ambiance, l’expérience… » La fondatrice de l’agence Dynamo enfonce le clou en soulignant la différence entre « beauté extérieure et beauté intérieure ». Comme avec une personne. « Si l’on peut s’interroger sur ce que peut être la beauté extérieure d’un établissement, dit-elle. En revanche la beauté intérieure peut relever d’un partage de valeurs, d’une sincérité, d’une authenticité… » Un lieu, réussi et rempli, a donc une âme avant tout.
« Sans traits caractéristiques, on ne génère pas d’émotion dans un hôtel »
« Le beau est-il la clé du succès ?... J’adore la question ! » Pour Damien Perrot, responsable au niveau mondial du design, des services techniques et de l’innovation au sein du groupe Accor, ce thème permet, d’emblée, de rappeler que le mot design n’est pas un adjectif et qu’il est encore moins synonyme de beau. « Le beau, c’est subjectif, poursuit-il. Un exemple : est-il primordial de travailler dans de beaux bureaux ? L’important, c’est plutôt d’avoir des bureaux qui vous ressemblent pour attirer des collaborateurs sur la même longueur d’onde que la vôtre, qui seront fidèles et motivés pour travailler dans votre entreprise. » C’est d’ailleurs ce qui se pratique au sein même des hôtels Accor. « Nous travaillons les back offices de nos établissements pour que nos collaborateurs se sentent bien dans ces espaces. Car s’ils ont cette sensation de bien-être, ils vont la transmettre, la faire rayonner, dès qu’ils seront au contact des clients », détaille Damien Perrot. Et pour les clients ? Sur quels codes esthétiques peut-on se caler pour leur donner envie de venir et surtout de re-venir ? « Il est important que nos hôtels, nos restaurants, nos espaces de vie… expriment une identité et que celle-ci puisse être considérée comme belle. C’est pour cette raison que nous avons plusieurs marques chez Accor, avec un travail du style propre à chacune d’elles », reprend le patron du design au sein du groupe hôtelier. Conséquence : un Novotel ou un Ibis va plaire à certains et pas à d’autres, mais, chez Accor, tous les clients peuvent trouver un établissement qui leur convienne. Car le choix est large. « Auparavant, dans l’hôtellerie, on imaginait un concept, un lieu, une chambre, pour que cela plaise à tout le monde. Aujourd’hui, si l’on ne tire pas les traits caractéristiques d’un hôtel, on ne génère pas d’émotion », ajoute Damien Perrot. Pas grave, donc, de ne pas plaire à tout le monde : « Avec des hôtels à identités fortes, certains vont s’en inspirer pour décorer leur appartement, leur maison, quand d’autres vont se laisser surprendre par un mobilier ou des objets qu’ils ne choisiraient pas pour eux, tout en aimant vivre cette expérience à un moment donné. » Damien Perrot cite, ici, en exemple le cas des hôtels Tribe, dont le design, « à la fois abondant et éclectique », séduit des clients « qui ne trouveraient pas cela beau pour chez eux », mais ils viennent et reviennent « pour vivre une expérience différente ».
Quand l’arrière-plan de la tête de lit attire l’œil, à l’hôtel Tribe d’Amsterdam. © Accor
« Et si faire beau, c’était faire différent… »
Jacques de Mascureau a travaillé pour l’hôtel Tribe, situé dans le quartier des Batignolles, à Paris. À la tête de Soca, entreprise de fabrication de mobilier implantée près de Nantes, il avait été sollicité pour réaliser des tables, banquettes, têtes de lit, poufs de chambre… et un modèle de fauteuil édité en quatre exemplaires. « Cette pièce de mobilier, baptisée Skane et imaginée par le designer Thierry d’Istria, apportait quelque chose de surprenant, parce qu’elle avait du caractère. C’était un objet volontairement décalé, que le maître d’ouvrage avait accepté d’intégrer au projet hôtelier sans même le voir avant. Une prise de risque esthétique qui, finalement, ne fait que refléter l’histoire du design dans le monde », raconte Jacques de Mascureau. Pour qualifier ce parti pris, le fabricant de mobilier parle d’audace, d’authenticité, de sincérité aussi. Il aime l’idée de « ne pas faire comme les autres », « car si tout le monde est beau, plus personne n’est beau ! » Mais il s’interroge aussi : « Et si faire beau, c’était faire différent, voire faire différemment dans une démarche, parfois radicale, qui tend vers l’innovation et le changement de méthode ? Autant de pistes de réflexion et de travail, qui permettent ensuite à l’entreprise de progresser. » Le beau se fait alors « pas de côté ». L’important, c’est « l’autrement », sans pour autant que cela ne compromette le succès d’un projet. Bien au contraire.
L’audace du radical et du différent avec le fauteuil Skane, imaginé par le designer Thierry d’Istria et fabriqué par la société Soca, pour l’hôtel Tribe des Batignolles, à Paris. © Soca
Oser la couleur, l’open space, l’artistique…
« Le beau d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui, parce que le beau est en constante évolution. » Ce constat de Damien Perrot explique l’émergence d’une multitude de nouveaux concepts, de nouvelles marques hôtelières, où il est de bon ton d’oser. Oser la couleur. Oser l’open space. Oser l’artistique… On oublie les codes et les effets de mode. On mise sur l’inédit. Le « pas déjà vu ou déjà fait ailleurs ». À l’image du premier Mama Shelter qui a ouvert en 2008 à Paris, du côté de la Porte de Bagnolet. « Depuis, tout le monde a copié l’idée d’installer un baby-foot dans ses parties communes », observe Damien Perrot. Même scénario avec le « mur à bières » propre aux hôtels Joe&Joe, qui fait désormais des petits dans d’autres établissements… Une fois « la » bonne idée trouvée, il faut donc savoir la renouveler, vite. Rester en mouvement pour mieux stabiliser son positionnement d’avant-gardiste, booster son chiffre d’affaires et pouvoir se projeter dans la durée. Ce que les néo-auberges de jeunesse parviennent à réaliser. Leur recette ? Un design qui va à l’essentiel, efficace en gain de place, du confort – en particulier côté literie -, quelques tonalités colorées, une offre gourmande à partager, un esprit festif – avec une pléiade d’événements -, un rooftop ou une terrasse, ainsi qu’un subtil dosage entre dortoirs – à prix doux - et chambres privatives – au tarif d’un hôtel 3 ou 4 étoiles -. L’hostel se modernise et fidélise tout autant le baroudeur que l’étudiant, les familles et le voyageur d’affaires. « Les jeunes aiment le design des hôtels Joe&Joe, mais les 40-60 ans veulent y aller aussi, même si ce n’est pas toujours à leur goût, pour renouer avec leur propre jeunesse », commente Damien Perrot. Un mélange de générations que l’on croise également dans l’hostel The People Paris Nation (anciennement Les Piaules), imaginé par le cabinet d’architecte londonien Michaelis Boyd. Son fil conducteur ? Accorder une déco intérieure, où le bois domine, avec du mobilier et des imprimés de tissus aux tonalités chaudes. Une certaine neutralité d’un point de vue esthétique, relevée de touches colorées et servie par une vue panoramique sur Paris dans les étages élevés. Le tout dans un bâtiment écoresponsable, dotée d’une toiture végétalisée. Autant d’éléments et d’arguments capables d’unir, réunir, fédérer différents profils de clients tout comme différentes classes d’âges. Et ça marche ! L’enseigne The People compte désormais une douzaine d’hostels en France, dont l’ex-hôtel Pilo, ouvert en 2023 à Lyon et que l’on doit à l’agence CUT architectures. Ex-Pilo, dont les liseuses, lits capsules, bureaux, rideaux et éclairages ont été pensés sur mesure et réalisés par des entreprises locales, afin de garantir un niveau de confort digne d’un hôtel haut de gamme. Du bien avant d’être du beau et surtout un accord parfait avec « l’âme d’une auberge accessible et engagée », chère à Benjamin Clarens et Yann Martin, le duo fondateur de CUT architectures. À l’image de la pièce maîtresse du rez-de-chaussée de l’hostel lyonnais. À savoir un comptoir en bois tout en longueur, qui accueille les visiteurs à son extrémité, puis se transforme en piste de bar, en buffet de petit déjeuner ou en table d’hôtes géante, où se retrouvent voyageurs et riverains. La polyvalence et la créativité en guise de valeurs sûres.
Dans cette chambre de l’hôtel Pilo à Lyon, désormais sous enseigne The People, la sobriété est à son maximum, jusqu’à l’absence d’écran de télévision. © David-Foessel
Des astuces de rangement, d’agencement et de gain de place
Le télétravailleur, lui aussi, est un cœur à prendre par les hôteliers et les restaurateurs. Que recherche-t-il avant tout ? Un bureau, des prises, une machine à café, un mini frigo, une offre de snacking… un lit et une douche. Le beau, c’est en sus. Message reçu chez Deskopolitan, société spécialisée dans les espaces de coworking. Sur son site du XIe arrondissement de Paris - une ancienne distillerie métamorphosée en « campus urbain » de 6 000 m2 par l’architecte Franklin Azzi et le cabinet MoreySmith, qui en signe l’aménagement intérieur -, une Deskopolitan House a vu le jour. De quoi s’agit-il ? Cette résidence hôtelière propose des services clés en main pour des courts ou des longs séjours et chacune des 14 chambres, d’une superficie de 18 à 21 m2 , est équipée et conçue pour se poser, se reposer, après une journée de travail. Ici, le fonctionnel prime avec un « espace nuit », un « espace jour » et un « espace multifonction » imaginé autour d’un meuble de laboratoire, aux allures de paillasse, avec machine à café, bouilloire et kitchenette, sur laquelle des structures tubulaires soutiennent une étagère, tel un clin d’œil aux alambics de l’ancienne distillerie. Rien d’ostentatoire. Peu d’éléments de déco. Mais de nombreuses astuces de rangement, d’agencement, de gain de place, que d’aucuns aimeraient retrouver chez eux. « Le coup de foudre existe dans un hôtel », confirme Damien Perrot. Selon le responsable du design chez Accor, il est même pertinent de créer et susciter ces coups de cœur pour un fauteuil, une couleur, un bureau… « car ce sont autant de raisons pour qu’un client se sente bien dans un établissement ». Il parle aussi de « puissance des lieux » : « C’est le traitement global d’un espace qui va générer une émotion, puis créer un souvenir. »
Dans la kitchenette des chambres de la Deskopolitan House, des structures tubulaires soutiennent une étagère, tel un clin d’œil aux tuyaux des alambics de l’ancienne distillerie autrefois à la place de cet hôtel parisien. © Deskopolitan
Marier le fonctionnel à la créativité
« Il n’est pas nécessaire pour un établissement d’être beau ou trop sophistiqué pour devenir et rester attractif. Et ce d’autant que l’on peut faire bien avec du moins, à condition de rester cohérent avec l’esprit du lieu. » Marie Carcassonne ne pousse pas à la dépense. La fondatrice de l’agence Dynamo raisonne en termes de justesse, de sens et d’essentiel. Ainsi, lors d’une rénovation par exemple, elle peut proposer à des clients, qui ne souhaitent pas grever leur budget, de « se focaliser sur une ou deux pièces de mobilier dans chaque chambre, à l’instar de la tête de lit qui va attirer le regard ». À ce titre, elle cite en exemple le MichelBerger Hotel, à Berlin, pensé par le designer allemand Werner Aisslinger, qui marie avec habileté fonctionnel et créativité, à l’image des bibliothèques du lobby, où des livres achetés au kilo ont été emprisonnés dans des armatures de fer pour former des rayonnages XXL et cloisonner les espaces. Un savant « bricolage » qui prouve que « l’on n’a pas besoin d’être riche pour être inspirant », souligne Marie Carcassonne. Damien Perrot, pour sa part, dit apprécier « l’écriture » d’un Pullman comme celle d’un Ibis Budget. « Mais, conclut-il, pour les concevoir, les réaliser, créer du beau pour chacun, je vais chercher le bon designer, comme on sollicite le bon musicien pour interpréter du Mozart ou du ACDC. »