Les interviewés

Hospitalité, dilution ou diversification du savoir-faire ?

Le secteur des CHR évolue. La crise sanitaire n’a fait qu’accélérer un processus déjà amorcé depuis les années 2010, avec le développement et le succès d’une hôtellerie « lifestyle ». Aujourd’hui le client, le voyageur, le gourmand, tous recherchent bien plus qu’un lit pour dormir ou une table pour se restaurer. Ils veulent être attendus, accueillis, choyés, écoutés, mais surtout bluffés, acteurs d’un événement, testeurs d’une nouveauté, heureux privilégiés d’une expérience. « Dans un hôtel, on doit se sentir mieux que chez soi et découvrir des choses pour avoir envie de revenir », résume Émilie Rollet, architecte d’intérieur et fondatrice de l’agence EROZ Intérieurs. Dans un tel contexte, architectes, architectes d’intérieur, designers, décorateurs, hôteliers, restaurateurs, investisseurs, fabricants de mobilier… tous appréhendent autrement l’univers de l’hospitalité. Avec, en ligne de mire, une priorité à la créativité.

Reste que la réglementation propre aux CHR contraint à rentrer dans un cadre. À cela s’ajoute des enveloppes budgétaires à respecter, des délais à prendre en compte et des chartes RSE à intégrer. Alors chacun s’adapte et adopte d’autres façons de travailler, collaborer, innover. Fini la zone de confort. Les professionnels des CHR s’ouvrent à de nouveaux horizons, chacun à son niveau. « Le côté hybride de l’hôtel d’aujourd’hui incite et invite l’architecte d’intérieur à réfléchir à l’usage et à la programmation de l’établissement, à avoir un regard sur la façon dont les clients vont vivre le lieu », explique l’architecte d’intérieur et designer Chloé Nègre. Si bien qu’elle nourrit son inspiration de ses réalisations dans le tertiaire, le retail, le résidentiel… « Tous ces univers se répondent », dit-elle encore. Alors elle multiplie les passerelles, cherche des références du retail qu’elle ramène dans l’hôtellerie et inversement. Même scénario avec le résidentiel. « À partir d’une thématique, je vais créer du rêve et une sensation d’évasion. Je vais raconter une histoire et la faire vivre au sein d’un lieu », détaille pour sa part Émilie Rollet. L’architecte d’intérieur parle aussi de « dimension émotionnelle », « car en quittant un hôtel, on va se souvenir de ce que l’on a vécu plus que ce que l’on a vu ». À l’instar d’un acte d’achat dans une boutique de luxe : on se cale avant tout sur le ressenti pour juger de la réussite, voire de la pertinence d’une « expérience ».

" Un hôtel c'est comme une tour de Babel"

Chez Accor, le recours au design permet de « repenser les usages », souligne Damien Perrot, responsable design et innovation de la division « premium, milieu de gamme et économique » au sein du groupe hôtelier. Autrement dit : lorsqu’un designer est approché, ce n’est pas pour son expertise du secteur des CHR – « car, chez Accor, nous connaissons bien l’hôtellerie », rétorque Damien Perrot -, mais pour sa créativité et donc sa capacité à proposer « des solutions nouvelles ». « Parallèlement, nous pouvons aussi solliciter des designers qui travaillent sur l’évolution des modes de vie et de la société, pour challenger ce que nous faisons habituellement », précise Damien Perrot. On mixe et ça matche. Les uns complètent la vision des autres.

« Lorsque je dois choisir un architecte ou un décorateur, mon premier critère de sélection, c’est le goût : ce que réalise cette personne nous plaît ou pas. Son manque d’expérience dans les CHR n’est pas un frein. Au contraire : c’est son regard neuf qui nous intéresse. C’est comme ça que pour notre hôtel Les Deux Gares, à Paris, nous avons œuvré avec le décorateur et directeur artistique anglais Luke Edward Hall, qui n’avait jamais travaillé sur un tel projet. Il a été aidé d’un architecte pour toute la partie technique », raconte Adrien Gloaguen. Fondateur du groupe hôtelier et de la marque Touriste, il mêle les genres afin de mélanger les communautés. « Un hôtel, dit-il, c’est comme une tour de Babel. » Une tour de Babel où chacun apprend à apprivoiser les différences de l’autre.  Et ce n’est pas Solenne Ojea-Devys qui dira le contraire.

La directrice générale du groupe Okko Hotels, désormais « entreprise à mission », fait état de 50 % de salariés issus de secteurs hors CHR. « C’est une vraie richesse d’avoir des profils différents », dit-elle. Surtout quand on raisonne en tant que marque et pas telle une collection d’hôtels. « Nous avons un besoin d’hyper personnalisation de chacun de nos projets, poursuit Solenne Ojea-Devys. Si bien que nous sollicitons de plus en plus d’architectes d’intérieur et décorateurs qui ne sont pas spécialisés dans les CHR. Nous voulons des établissements ‘comme chez soi’, mais en mieux, avec les codes d’une déco domestique dans une logique hôtelière. » Quant au choix du mobilier, Solenne Ojea-Devys puise aussi bien dans des catalogues que dans les grands classiques iconiques du design. Elle reconnaît ne pas négliger la dimension « instagrammable » des espaces communs de chaque hôtel Okko, dont la scénarisation est soigneusement étudiée. Place à la créativité, donc, dans une logique de marque qui doit se démarquer des concurrents pour se faire remarquer des clients. 

Bar Balckbass, Lavorel groupe, dessiné par EROZ intérieurs, Crédit @Florian Peallat - Copie
Hotel Beauregard, Touriste, dessiné par Chloé Nègre

« Aujourd’hui, la véritable valeur ajoutée dans un projet, c’est le service »

Le pré carré des assistants à maîtrise d’ouvrage (AMO) tend, lui aussi, vers la diversification. Même quand on est spécialiste des CHR. Diplômée de l’école hôtelière de Lausanne, Marie Carcassonne a fondé l’agence Dynamo en 2006. D’emblée, l’idée était de servir de « facilitateur » entre les différents acteurs d’un projet hôtelier. Aujourd’hui son portefeuille de clients s’est élargi. Et pour cause : « Qu’ils soient issus des CHR, de l’univers de la culture, de l’immobilier ou encore de celui du bureau, nos clients veulent créer des lieux de vie. » Résultat : « On nous sollicite pour constituer des dream teams composées d’architecte, architecte d’intérieur, designer… et bâtir une histoire autour d’un lieu. Comme l’hôtellerie cristallise tout cela et que tous les secteurs liés à l’hospitalité – hôtels, restaurants, musées, loisirs, sport…- se répondent, nous pouvons distiller notre savoir-faire dans ces différents projets, générer de la créativité en permanence et de nouvelles idées à transposer dans de nouveaux sites », explique Marie Carcasonne.

Cette ouverture à d’autres sphères que les seuls CHR fait tache d’huile. On la retrouve jusque du côté des investisseurs. Maÿlis Tournier, directrice « design & achats » chez Boissée Finances, cite par exemple l’arrivée d’acteurs tels que l’homme d’affaires Stéphane Courbit. Issu de la production audiovisuelle et des jeux en ligne, il a fondé le groupe LOV Hotel Collection, à l’origine de la marque d’établissements Airelles. « Cette dynamique nous force à nous réinventer », commente Maÿlis Tournier, spécialiste des CHR et fille d’hôteliers. D’ailleurs Boissée Finances souhaite, à son tour, se diversifier « le plus possible » et ne plus faire que de « l’hôtel-bureau ». « Nous avons envie d’aller vers de nouvelles clientèles, de nouvelles tendances, de nouvelles voies, de nouvelles façons d’appréhender l’hôtellerie et le client », poursuit Maÿlis Tournier. À l’instar de l’hôtel que le groupe financier vient de rouvrir à Milan, dans le quartier de Brera, qui se veut davantage « lieu de partage et place de village » que « dortoir ». « Aujourd’hui, la véritable valeur ajoutée dans un projet, c’est le service », complète Adrien Lanotte, analyste senior au sein du cabinet MKG. Un « savoir-faire du service » appliqué à des espaces de coworking, une résidence pour seniors ou une autre pour étudiants, par exemple. Le consultant cite aussi le cas de Lavorel Groupe : « Quel est le point commun entre les hôtels et les bateaux de croisière de ce groupe ? Le service. »

« On challenge les savoir-faire pour concevoir quelque chose qui n’existait pas avant »

Ces évolutions ont des conséquences sur le travail des fabricants de mobilier. À savoir une prédilection pour le sur mesure, dès que l’on monte en gamme dans l’hôtellerie. Du sourcing réalisé sur catalogue, pour des pièces en grande série, qui ne feront pas forcément le buzz sur les réseaux sociaux. Une appétence pour les pièces chinées ou le « made in France », dès que l’on prend en compte raisonnable et raisonné. Diversification encore… « Je dessine beaucoup de mobilier sur mesure pour que l’hôtel soit une signature à part entière », confie Chloé Nègre. Toutefois, à l’hôtel Beauregard, dernier né du groupe Touriste dans le XVe arrondissement de Paris, l’architecte d’intérieur n’a pas hésité à chiner des pièces en plus « pour donner un supplément d’âme au mobilier dessiné au studio ».  Ce qu’elle attend d’un fabricant ? « Plutôt une capacité de gestion des quantités qu’un savoir-faire ‘contract’. » Position plus nuancée du côté de Marie Carcassonne : « Les assises, par exemple, nécessitent un savoir-faire particulier pour obtenir une stabilité, un confort, une durabilité. Pour ces pièces de mobilier, nous travaillons plutôt avec des spécialistes des CHR, même s’ils ne font pas que du CHR. » Une longueur d’onde partagée par Émilie Rollet : « Pour un projet hôtelier, je choisis des fournisseurs qui connaissent le secteur des CHR, sans que ce soit forcément leur unique terrain d’intervention. J’attends d’eux qu’ils soient force de propositions et de conseils, mais aussi capables d’adapter au ‘contract’ une table ou une assise, par exemple, initialement destinée au résidentiel. » « Un bureau comme un chevet, ça doit être stable, à la fois pour faciliter le travail de house keeping et pour résister aux sur-sollicitations des clients », renchérit Damien Perrot. Le responsable design et innovation du groupe Accor pointe aussi l’importance de « changer les codes du mobilier pour répondre aux évolutions de comportements et d’usages ». Autrement dit : dans un lobby, où l’on vient se détendre, manger, travailler… « la table basse doit être un peu plus haute, changer de forme, intégrer des prises, ce qui engendre différentes hauteurs d’assises et un nouveau travail de la lumière pour recréer de l’intimité alors qu’il n’y a plus ni mur, ni cloison ».

Un besoin de « personnalisation » observé sur le terrain par Clément Bernagou, directeur général de la société Resistub Productions. Avis partagé par l’agenceur Alexandre Added, à la tête de TAOS (nouveau Square Solutions), qui parle d’« agilité » à avoir, de « solution unique par projet » et d’une « absence de récurrence » dans ses chantiers. Les modes opératoires se renouvellent. « On apprend tous les jours », reconnaissent Marie Carcassonne et Maÿlis Tournier, chacune dans leur spécialité. On ose et on innove aussi, pour coller au plus près des attentes. Illustration avec Damien Perrot : « Pour le Novotel imaginé en 2020 avec le designer Ramy Fischler, nous sommes allés chercher des partenaires pour réaliser les pièces de mobilier. Ramy Fischler a ainsi challengé Ligne Roset, notamment pour remplacer les portes de placard par une enveloppe de tissus… On challenge les savoir-faire pour concevoir quelque chose qui n’existait pas avant. Ensuite, pour le client, l’objet devient alors plus expérientiel. »

Le savoir-faire « contract » ne réside donc plus dans un design pré-établi, consigné dans des catalogues. Il relève désormais d’un subtil équilibre entre service, accompagnement, agilité – en termes de prix et de délais -, respect des normes, capacité de volume, sur mesure et expertise des CHR pour les lots techniques. La standardisation n’a plus le vent en poupe. « Nos clients sont de plus en plus en recherche de produits transversaux et cross univers », confirme Dominique Vignes, directrice marketing de la société Alki. « Ils sont de plus en plus en recherche de produits spécifiques pour répondre à des cas particuliers, poursuit-elle. Ce dernier point est un marqueur de l’évolution de nos missions. Car le spécifique demande une connaissance fine des produits et des possibilités que nous pouvons offrir en tant que fabricant. »

Novotel les Halles, groupe ACCOR, dessiné par Ramy Fischler et mobilier conçu par Ligne Roset (crédits Amaury Laparra)
Okko Hôtels, Paris Rosa Parks ©Gaëlle LeBoulicaut.

« Pas de place pour l’improvisation »

L’heure est à l’ouverture des esprits et des horizons. Il n’en demeure pas moins que les architectes, designers, professionnels de l’hospitalité et fabricants de mobilier s’accordent pour dire qu’il existe bel et bien un savoir-faire propre au « contract ». « La maitrise des normes hôtelières et du fonctionnement d’un établissement donne une expertise évidente, reconnait Émilie Rollet. Un exemple : « Les tables sont des produits dont l’environnement détermine la fonction. Une même table pourra être un bureau dans un environnement office et sera accessoirisée en conséquence avec des passes câbles. Dans un environnement CHR, la même table sera une table de déjeuner », souligne Dominique Vignes. De son côté, Isabelle Maffre évoque le « savoir-faire contract » dans « la justesse d’une pièce de mobilier ». L’experte en design hôtelier et directrice du studio Air & D ajoute : « Les fabricants qui répondent à la réglementation CHR ont le lead. Ensuite les délais sont un argument très fort pour remporter un marché ». Même constat du côté d’Adrien Lanotte : « Les hôteliers ne vont pas qu’au prix, les délais sont à ne pas négliger non plus. Avec le cas du haut de gamme et du luxe, où la création d’une ambiance et d’une signature prime. Quant aux néophytes, ils veulent un pilotage de projet, via un AMO ou une entreprise générale. La valeur ajoutée se niche dans ces apports, ce ‘clé en main’ qui permet d’ouvrir le plus vite possible tout en respectant un budget. »

Chloé Nègre, quant à elle, conçoit qu’un architecte d’intérieur n’est pas obligé d’être un spécialiste des CHR « d’un point de vue déco ». « Toutefois, précise-t-elle, d’un point de vue pragmatique, un projet s’inscrit sur une ou plusieurs années. Il est donc nécessaire d’avoir une méthodologie et une organisation du travail. Il faut comprendre les tenants et les aboutissants, les responsabilités de chacun, la tenue d’un planning, la gestion d’un chantier. » Marie Carcassonne ajoute à cette liste, la réalisation de pièces bien spécifiques à l’hôtellerie, à l’instar de comptoirs intégrés ou autres murs entiers aménagés. Selon elle, pas de place non plus à l’improvisation pour des établissements de plusieurs centaines de chambres avec beaucoup d’agencement : « Dans ce cas, nous allons chercher des spécialistes des CHR, avec bureau d’études intégré. On balise tout. » De quoi rassurer le client. D’ailleurs Maÿlis Tournier explique qu’au niveau des agenceurs, « nous privilégions ceux qui ont une spécialisation en hôtellerie, notamment pour nous conseiller sur les solutions les plus pérennes possibles, car nous investissons sur du long terme ». Ce que fait aussi Clément Bernagou, à la tête de la société Resistub Production : « Il faut pouvoir s’adapter à une hauteur, une largeur, une couleur… sans oublier la solidité, la résistance, l’entretien, qui sont autant de critères qui mènent une partie des clients à raisonner plus durable. »

« Davantage d’interactions entre designers, fabricants et utilisateurs »

« Aujourd’hui, notre travail est plus complet et plus complexe. C’est une évolution de nos métiers et celle-ci nous pousse à davantage d’interactions entre designers, fabricants et utilisateurs », observe Damien Perrot. Pour le patron du design et de l’innovation au sein du groupe Accor, « l’hôtel devient une source d’inspiration pour l’habitation de demain, car les clients y découvrent et y testent des concepts, des idées, des créations ». Même porosité des frontières entre hospitalité et retail. Chloé Nège parle de « fusion et infusion » entre ces deux territoires. « On imagine une  boutique comme une destination, un lieu de réception et d’accueil, pour la différencier de l’achat sur le Web. Parallèlement, dans un lobby d’hôtel, on vient chercher des notions d’image de marque et de points instagrammables », explique la designer. L’hospitalité s’appréhende désormais dans son sens le plus large. Avec des hôteliers qui deviennent producteurs de musique, fondateurs de prix littéraires, créateurs de produits d’accueil ou de lignes de vêtements… Adrien Gloaguen fait partie de ces patrons « tous terrains », avec quelque 500 tee-shirts estampillés « Touriste » en vente à la Samaritaine pour le deuxième été consécutif. Mais aussi avec un premier camping, à Landrellec, dans les Côtes d’Armor, qui vient s’ajouter à ses sept hôtels parisiens, dont un dernier situé à deux pas des Champs Elysées et décoré par Beata Heuman. Une première expérience avec l’hôtellerie pour cette créatrice suédoise, installée à Londres.

« Les fabricants de mobilier français doivent accepter le caractère singulier de chaque projet et anticiper des évolutions de plus rapides », conclut Max Flageollet. Le directeur de Ligne Roset Contract préconise de revenir au fondamentaux en travaillant sur les usages » et de « poursuivre le chantier l’hybridation des meubles ».

Les deux gares, groupe Touriste, dessiné par Luke Edward Hall
Thalazur, groupe Boissée Finances, dessiné par Jean-Philippe Nuel (crédits Gilles Trillard)

Pour plus d'informations : julie.millet@ameublement.com

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